"L’intime et l’infime" : s’il avait fallu choisir un sous-titre au premier recueil de nouvelles de Pierre Kutzner, c’est celui-ci que nous aurions privilégié.
On sait de Kutzner qu’il a été un des fondateurs de la maison d’édition le CEP ( nous l’avions interrogé au lancement de cette nouvelle maison) qui le publie aujourd’hui, qu’il est philosophe de formation, qu’il a enseigné cette discipline - notamment à l’INSAS - qu’il a été conseiller culturel dans différents cercles politiques de Belgique francophone.
On devine, à observer la maturité de son écriture, que ces sept nouvelles réunies au CEP, ne sont pas un coup d’essai, mais bien la sélection effectuée dans un travail déjà abouti, mûri, déposé à plusieurs reprises sur le métier.
L’art de la nouvelle est exigeant. Par sa brièveté, la fiction courte n’offre pas de latitude à la paresse d’écriture. Chaque phrase doit être comme la perle d’un collier dont la perfection participe à l’éclat de l’ensemble. Kutzner a attendu la soixantaine avant de publier ses premières nouvelles. Peut-être était-ce l’âge idéal en ce qui concerne son "métier" d’écrivain, mais aussi le moment, l’étape où on fait halte pour explorer ce qui a été vécu, engrangé, sollicité ou perdu.
C’est ici que survient l’"intime" que nous proposions comme premier volet d’un titre dyptique. L’intime : ce à quoi la littérature ouvre l’ accès. Dans "La femme qui ne voulait plus faire l’amour", le narrateur nous propose d’interroger l’énigme du couple, cette construction humaine dont le mystère reste entier, y compris pour ses propres protagonistes. Un mystère nourri aussi du silence qui entoure ses affres, ses tourments, ses angoisses. Le couple ne serait-il pas d’une certaine manière constitué de trois êtres et non de deux comme nous en avons l’illusion. Une femme et un homme, mais aussi un troisième individu : celui qui est constitué des deux premiers, et qui a une vie propre, autonome, indépendante de chacun des deux protagonistes, et qui les observe, et qui les tourmente et qui les déchire. Kutzner explore ainsi de nouvelle en nouvelle différents couples : jeunes ou adultes, au début ou à la fin de leur histoire. L’ensemble de l’ouvrage s’inscrit dans ce que nous appelions l’ "infime" : ce sont des petits détails qui composent l’ensemble, des failles minimes qui ouvrent des abimes, des apprentissages successifs qui mènent à la désillusion.
Kutzner porte souvent un regard triste et mélancolique sur les personnages qu’il convoque dans ses nouvelles, mais le lecteur n’en ressent que davantage la profonde empathie humaniste que l’écrivain a la pudeur de ne pas dévoiler. Un peu comme des romans de Simenon, nous sortons de la lecture de ce recueil avec le sentiment diffus de ne plus être seuls au monde, d’avoir partagé une bouteille de vin avec un homme seul, attablé et complice de notre propre solitude, d’avoir écouté la confidence d’un ami que l’on étreint avec un peu plus de force au moment de prendre congé, au moment de refermer le livre en souhaitant déjà le revoir bientôt, le lire à nouveau.
Edmond Morrel, le 15 juillet 2015